La glu d'un astre isolé
22 & 23.02.2020
A group show with Micky Backham, Jean-Baptiste Grangier, Sébastien Duranté, Charles Lopez, Martin Lord & Audrey Martin at 4, rue de Cotte, Paris
(Fr)
Il y a des peines inconsolables et des moelles épinières brisées. Tout ne peut pas se rustiner dans la vie.
Il y a la mort bien sûr, mais il y a mille bobos définitifs aussi, et il faut se résigner à la détérioration, à la corruption prévisible, au "Tout passe" si philosophique qu'il en devient stupide, haïssable, à vous donner des envies de gerber.
Si tout ceci est vrai, si rien ne dure et rien ne saurait jamais durer, pourquoi alors la Médecine ? Pourquoi les restaurateurs du Louvre ? Pourquoi les garagistes ? Pourquoi les excuses, les cadeaux ou les bisous pour se réconcilier ?
Je vais vous le dire : nous ne nous sommes pas tous déclarés vaincus ! La mise en miettes du monde par lui-même n'a pas emporté avec elle tous les instincts de sauvegarde. Sinon pourquoi les momies ? Pourquoi les musées ? Pourquoi les réfrigérateurs ? Pourquoi les albums photo ? Pourquoi les enduits de rebouchage et le fond de teint ?
Ainsi se tient face au processus cosmique de destruction, et aux troupes vandales qui y participent, puisqu'il faut bien convenir que nombre sillonnent la Terre avec pour seul plaisir celui de la ravager, se tient disais-je face à cette fatalité, contre elle, une armée de résistants.
Ils font ce qu'ils peuvent, leurs efforts semblent et sont souvent dérisoires, mais, de temps en temps, ils enregistrent des succès parfois historiques : le vaccin contre la rage, la reconstruction à l'identique de l'Hôtel de Ville de Paris, les amitiés refondées par-delà une brouille terrible, les amants suffisamment humbles pour reconnaître leurs torts partagés et se réembrasser.
Las, il est impossible de réparer ou de ressusciter l'intégralité du réel, il n'est d'ailleurs pas du tout certain que ce soit souhaitable. Et puis la tâche est immense et les moyens manquent.
Il arrive plus d'une fois que l'on souhaite rétablir la splendeur de ce qui ne présente un intérêt que pour nous-même, un détail de l'univers pris dans le filet d'un attachement sentimental que personne ne partage. Et nous voilà en sus absolument seul au pied d'un château minuscule dont l'éboulement n'attriste strictement que nous.
Cette pulsion salvatrice, raccommodante, rafistolante, rapiéçante, en un mot remédiante, tout simplement thérapeutique, cette pulsion chacun en fait ce qu'il peut et ce qu'il veut, pour ceux évidemment qu'elle anime.
Que faire de la compassion éprouvée pour les copies en béton de statues anciennes, méprisées pour n'être que des copies, maltraitées, amputées, abandonnées ?
Un lent travail de prothésiste peut venir en aide à ces objets tombés tout en bas de l'échelle des items de valeur.
Que faire des objets secondaires qui ne sont plus en mesure d'assurer leur rôle, qui martyrisés se replient sur eux-mêmes ou ne tiennent même plus debout ?
Un lent travail de reconstitution dans un esprit puzzle peut rendre à la vieille canne découpée façon saucisson sa superbe ainsi qu'aux polaroids du grenier un charme reformulé.
Que faire quand les images semblent avoir été tordues, déformées contre leur volonté ?
Un lent travail d'étude, d'observation et de mesure permet de poser un diagnostic, et sans que les neuf autres milliards d'êtres humains n'en sachent rien, il est possible de retordre, à l'endroit, ces représentations fautives. Il est possible de les rééduquer, de leur rendre leur parallaxe initiale.
Que faire de la beauté biscornue, qui se cache comme elle peut, tous les jours, timide et effrayée des moqueries ? Un lent travail de dessin peut lui prouver qu'elle a droit de cité, d'être citée, célébrée et que les désignés comme monstres n'ont rien à envier au fond à la pureté des symétries apolliniennes.
Que faire quand des éléments manquent à l'appel ? Pas des objets, pas du vivant, un élément.
Pas une cathédrale, pas un mur d'enceinte mais une simple brique.
Un lent travail de reprise à zéro, de recréation initiale est nécessaire pour rendre à l'idée seul de brique sa troisième dimension. On pourra aussi sauver de la course des vingt-quatre images seconde tel cliché d'un film adoré, érigé en punctum incontournable à destination des moins attentifs.
Que faire enfin quand ce que nous voudrions sauver a tout bonnement disparu ? Gone, Pfuitt ! Nada, plus rien ! Un lent travail de mémoire est encore possible, une recollection, un renseignement de cette disparition, car dire "ici il y a un trou mais ici il y avait quelque chose", c'est rendre une grande justice à ce qui était, depuis sa trace laissée.
Il est possible de sauver, pas tout, pas complètement, mais il est possible de sauver.
Ceux qui ont ce réflexe et le vivent comme un bonheur sont ceux-là même qui remplacent sur le front des enfants malades le gant de toilette mouillé d'eau fraîche qui fera tomber la fièvre, ils sont ceux qui grabataires trouvent encore la force de jeter du pain aux pigeons. Ils sont ceux qui consolent, qui sourient, qui offrent leur temps et leur gentillesse naturellement. Et tandis que d'autres, une joie mauvaise à la commissure des lèvres, sont occupés à piller et massacrer les âmes et les forêts, ceux qui réparent forment la glu d'un astre isolé qui sans eux ne serait que parcouru de cris, de récréments et de tant pis.